Thursday, June 03, 2010

Rose-Marie François: Les poètes sont androgynes

Carte de visite: Rose-Marie François est écrivaine et poète belge et se désigne elle-même par « rhapsode » (du grec : celle qui coud, ajuste des chants). Le besoin d’écrire est né, très tôt, de l’émotion qui a bouleversé l’enfant de quatre ans après l’écoute du conte d’Andersen La petite fille aux allumettes. Quand, quelques années plus tard, sa mère lui interdit de parler le picard, la petite rebelle ne se soumet pas et cultive secrètement cette langue avec sa grand-mère paternelle. Au fil du temps, le picard s’est endormi en elle et a suscité une passion pour les langues étrangères et les voyages. (Rose-Marie a tenté d’apprendre une quinzaine de langues, qu’elle pratique à des degrés divers. Au tournant des années 70, elle va bourlinguer, sac au dos, seule ou avec un compagnon, à pied ou en auto-stop, du nord de la Scandinavie jusqu’au Maroc, Tunisie, Egypte, Bénin, Togo, Niger, Nigéria, Grèce, Turquie, Chine…)
A peu près à la même période, on la voit engagée dans les mouvements féministes pour l’émancipation sexuelle et économique, cause, qui entre autres la fait rencontrer l’écrivaine française Simone de Beauvoir.
Rose-Marie François est maître de conférences à l’Université de Liège, docteure honoris causa de l’Université de Lettonie (à Riga).
Mariée avec un Allemand, mère de trois enfants.
Elle est connue des lecteurs bulgares par deux recueils de poèmes publiés en bulgare : Le pollen funeste des myosotis, traduit par Aksinia Mikhailova (2008) et La Saga d’ Îchanâs, dans la traduction de Krassimir Kavaldjiev (2009).
J’ai eu l’occasion de rencontrer l’auteure et son traducteur en Belgique,

lorsqu’ils étaient « submergés » dans le tourbillon de leur travail sur le recueil poétique.
- Rose-Marie – tu as un beau prénom et un rapport équivoque envers lui: tu le rejettes, ironises, poétises. On t’a entendu plaisanter, citant un vieux curé de campagne, qui recommandait, pour le retenir : « La fleur d’abord, la Vierge ensuite ». Un de tes poèmes commence ainsi:
« Je porte un nom de morte ». Un autre dit : « La rose et la mère…un trait d’union les sépare, une aiguille une épinе »…
- J’ai eu une éducation à la soumission, à la résignation. Et je n’aimais pas quand ma mère disait mon prénom, parce qu’elle le prononçait « à l’impératif ». J’avais envie d’avoir un autre nom et pendant un certain temps je m’étais inventé un pseudonyme et je m’appelais Marjorie. Mais après les rejets de l’adolescence, j’ai apprivoisé mon prénom avec l’amour de mon père, qui l’avait choisi.
En effet, ma mère voulait que je m’appelle Claire, mais on m’a donné le prénom de ma tante Rose, seule fille des cinq enfants de ma grand-mère paternelle, morte à 20 ans, un peu avant ma naissance. Et je devais recommencer cette jeune fille idéalisée, parce qu’elle était devenue un ange de vertu, une sainte, et moi je ne collais pas du tout au modèle !… Et, comble du malheur, mon institutrice primaire avait perdu aussi sa fille unique, qu’elle retrouvait en moi. Donc, je devais être aussi comme la fille de mon institutrice. Tout cela m’a permis d’être très jeune une révoltée. Et dans sa courte époque catholique, ma mère me disait : « Le Bon Dieu punit ceux qui ne sont pas contents de leur sort, tu dois te résigner ! » A l’époque je m’énervais, parce que je ne comprenais dans

ce verbe « résigner » que le mot picard « réziné » qui veut dire « petit raisin », « raisin sec », donc – quelque chose de rabougri, d’affreux, de vieux, de séché et je ne voulais pas devenir un raisin sec !
- Et te voilà donc à l’avant-garde du mouvement féministe des années 70 en Belgique…
- Oui, j’étais à cette époque dans le « groupe des femmes de Liège » – lieu de réflexion sur la condition des femmes et qui luttait pour la vente libre des moyens de contraception et la dépénalisation de l’avortement (qui est arrivée relativement tard en Belgique). Nous avons, par exemple, manifesté quand le Dr. Peers était en prison, parce qu’il avait pratiqué des avortements. Ce docteur était une image emblématique pour son temps, parce que d’autre part il a beaucoup aidé des couples qui ne pouvaient pas avoir d’enfants. Je suis dans un des rares pays du monde où nous n’avons pas la liberté de voter : nous avons l’obligation de voter. Donc beaucoup, à l’époque, raisonnaient en termes d’interdiction ou d’obligation, comme si il n’y avait pas aussi la voie de la liberté. Et dès qu’on nous permettait quelque chose, on avait peur qu’on soit contraint. C’est absurde, mais on peut expliquer cela par une structure mentale, qui vient du fait que les choses étaient très rigides. Les conservateurs ne voulaient pas que l’on touche à la loi concernant l’avortement, quitte à le refuser à une gamine de quatorze ans qui s’était fait violer ! … Donc, nous avons manifesté pas loin de la prison du Dr. Peers, sur la place où il y a le palais de justice, nous distribuions des ballons de baudruche aux petits enfants, où nous avions écrit : « Je suis un enfant voulu ». Les Flamandes avaient un beau slogan

« Baas in eigen buik », que Marie Denis a traduit par : « Dans mon ventre c’est chez moi », cela ébranlait les bases du patriarcat, c’était absolument révolutionnaire !
Mais tout l’aspect politique a pris de l’ampleur quand, par exemple, en France (où la condition des femmes était comparable) Giselle Halimi (écrivaine et avocate d’origine maghrébine), s’est engagée au procès de Bobigny dans la défense d’une mineure, qui avait avorté après un viol et elle a aussi défendu les quelques autres femmes (y compris la mère) qui l’avaient aidée dans son « délit ». Parce que « la vie est sacrée » et on se fiche pas mal de la vie de la femme, le fœtus qui n’est pas encore formé est plus important… Il y avait une grande hypocrisie là, je trouve, parce qu’on ne disait pas que la vie était sacrée au moment où des foules de gens se faisaient massacrer dans les guerres. Il faut préciser que les femmes, belges mais pas seulement, avaient un sort différent selon leur appartenance sociale : dans les classes aisées il suffisait de passer la frontière - en Hollande l’avortement était tout à fait légal… Donc, nous dénoncions aussi cette disparité dans le sort des femmes et nous voulions créer et renforcer la solidarité entre nous toutes…
- Tout autre chose: le temps et la poésie. Quels rapports entretiennent-ils, d’après toi ?
- Le temps de la poésie n’est pas le temps des horloges, faut-il le dire. Le temps n’a rien à voir avec la chronologie. Un petit exemple. Le 11 septembre 2001, j’étais aux Journées de la poésie en Lettonie et après avoir vu à la télé la catastrophe de New York, je me suis dit : « Mais – Les Hautes Tours jumelles en feu - j’ai écrit ça quelque part ». Et en effet, j’ai retrouvé ces mots dans un recueil paru au printemps 2000 aux éditions du Noroît, au Québec. Et voilà ce poème :
N’est-ce pas le sel des larmes
qui l’a pétrifiée
lorsqu’elle s’est retournée
sur la ville en feu
les quais, les jardins,
les hautes tours jumelles,
les buissons de roses sauvages ?
La flamme prise aux ronces
faisait craquer la pierre
crépiter le sable des grèves.
Aucun retour possible :
elle
était
ce brasier.
Ce que j’ai vécu ce jour-là est difficile à raconter, c’est une illustration de ce qu’on appelle « le souvenir de ce qui n’est pas encore arrivé ». Le poète est dans un temps qui n’a rien à voir avec la chronologie. Le temps de la poésie est d’avant Chronos, un peu comme dans l’Aïôn des Grecs, cette sorte d’éternité qui n’a rien à voir avec l’aeternitas latine qui a été christianisée, mais c’est ce temps en dehors de la chronologie. Et je crois que la poésie (comme le rêve et la vie de l’inconscient) se déroule dans cet espace-là. J’aime répéter que la poésie est comme Cassandre – elle ne sait pas ce qu’elle dit, mais elle le dit. En tout cas, mon vécu correspond à cela, j’ai plusieurs exemples de ce temps qui est d’avant le temps. Il y a, par exemple, des langues amérindiennes, qui n’ont pas de ligne passé-présent-futur, qui ne conjuguent pas en fonction de cela. Quand elles veulent évoquer le passé ou l’avenir, elles l’expriment en termes de lieu. Donc, la notion du temps chronologique qui se déroule d’un bout à l’autre d’un fil ne fait pas partie des universaux du langage. Et dans les 12 livres auxquels je travaille en ce moment, je creuse à plusieurs endroits cette question du temps et surtout ce qui « précède » le temps. Mais on voulait parler des femmes, je crois…
- Dans la littérature et la culture mondiale il y a l’image de la femme qui s’envole – chez Goethe, Mikhaïl Boulgakov, Le Lac des cygnes, pour ne pas en citer plus… Le finale d’un de tes poèmes dit : « Moi, je veux vivre à vol d’oiseau ». Comment est-ce que tu interprètes la métaphore du vol, la femme qui se transforme en oiseau ?

- C’est lié à une libération. Je pense à Philomèle dans les Métamorphoses d’Ovide. Elle est cette femme que son beau-frère a violée et pour l’empêcher de raconter ce crime, il lui coupe la langue et puis l’enferme dans une cabane à la campagne. Et que fait-elle ? Elle a un reflexe archaïque féminin, elle se sert du textile. Le textile, la filature, le tissage sont des activités féminines plus anciennes que la poterie. Philomèle va tisser avec du fil rouge et du fil blanc (deux couleurs de tissage très anciennes dans la civilisation indo-européenne) elle va écrire le méfait en lettres tissues. Puis, elle va devenir un rossignol. Et s’envoler. Donc, sa liberté - c’est de créer, grâce au textile, un texte qui dit le crime contre les femmes. L’envol était, j’ai failli dire - la possession de l’espace, mais ce n’est pas possible, on ne pouvait pas le posséder, tout au plus en faire partie, l’habiter, à l’opposé de la claustration. Et c’est là-dessus que je travaille pour le moment. Mais comme je suis en plein dedans, je ne peux pas en parler, parce que cela continue à sortir de moi et quand j’écris, je ne comprends pas tout de suite ce que me dit le texte. C’est bien pour cela que mes livres restent longtemps dans des tiroirs avant de sortir. Par exemple, mon dernier roman publiée – L’Aubaine – a 19 ans de tiroir; Passé la Haine et d’autres fleuves a mûri pendant 17 ans … Parce qu’il faut que j’attende, que je comprenne de quoi il s’agit. Vu que les choses dont je parle se passent des années après ce que j’ai écrit, je dois attendre un événement pour pouvoir retravailler le texte et le présenter à l’extérieur. Tout cela a l’air très mystique, mais je ne suis pas du tout dans le surnaturel, je situerais cela plutôt dans l’inconscient, on écrit avec son inconscient et comme tout le monde le sait, ce n’est pas un langage clair. C’est pour cela que la poésie n’est pas claire, c’est pour cela que le poète ne comprend pas ce qu’il dit. Mais le lecteur, lui, va comprendre. Le traducteur, lui aussi, va creuser le texte et le comprendre, Pas question ici d’hermétisme. Un poème a plusieurs niveaux de lecture. On peut jouir d’un poème par sa musique, sa prosodie. Le sens d’un poème, précisément, est d’abord dans sa musique, donc le traducteur doit en tenir compte, sinon il rate son travail. En outre, puisque « Je est un autre », comme dit Rimbaud, le « Je » du poète prend sens au moment où

il devient le « Je » du lecteur ou de l’auditeur. Il y a autant de « Je » que de lecteurs ou que d’auditeurs. Et le meilleur lecteur et le meilleur auditeur, c’est le traducteur.
- Y-a-t-il des différences dans l’écriture selon le genre de l’auteur – féminin ou masculin ?
- J’apprécie que tu m’aies demandé « selon le genre » de l’auteur, et pas « selon le sexe », parce que le sexe ne recouvre pas le genre. Et je pense que l’écrivain est androgyne. Si l’écrivain n’est pas androgyne, ce n’est pas un bon écrivain. C’est justement la caractéristique de l’écrivain et je dirais presque surtout du poète, c’est de pouvoir dire « Je » dans toutes les situations. Julos Beaucarne (artiste, poète belge) dit: « Je suis la Femme Noire, la Femme Jaune ». Et c’est un homme, père de famille.
- Et est-ce que un homme peut traduire la poésie d’une femme, voire d’une féministe ?
Krassimir Kavaldjiev :
- Je dois répondre ici que pour moi l’homme a été créé homme et femme, donc moi, cela ne me dérange pas, la sensibilité féminine ne m’est pas étrangère et je suis une personnalité totale, qui est censée avoir des sentiments et des pensées tant masculines que féminines. Enfin, je pense qu’un homme est capable d’être doux, lui aussi. Les hommes n’ont pas le monopole de la destruction et du meurtre, donc pourquoi une femme aurait-elle le monopole de la finesse, la sensibilité, la douceur ?… Et puis – il s’agit des questions métaphysiques que soulèvent les poèmes de Rose-Marie François…
Par ailleurs, parmi les premiers textes que j'ai traduits dans une « autre vie » (car j'étais encore étudiant à l'Université de Sofia), je pourrais citer trois essais de trois féministes françaises: Hélène Cixous, Luce Irigaray et Julia Kristeva. Chaque traducteur le sait: on est toujours marqué par les textes qu'on traduit. Ces différentes réflexions sur la présence du sexe dans le texte m'avaient épaté. Une des trois dames avait carrément écrit: « Nous leur montrerons notre sexte! »
Pour ce qui est de moi, si on me demandait quel sexe j'aurais préféré pour moi, je ne saurais répondre de manière univoque, et puis la nature a déjà tranché. Je n'ai donc qu'à assumer; c'est plus simple.
Moi, je crois en l’écriture masculine et féminine, sauf que ce ne sont pas forcément les hommes qui pratiquent l’écriture masculine ou les femmes qui pratiquent l’écriture féminine. Pour moi, Proust a une écriture féminine (et je le dis avec sympathie), tandis que à mes yeux Amélie Nothomb a une écriture masculine…
Je ne peux pas conceptualiser l’écriture masculine et féminine, mais il y a certains traits, disons, une assurance, qui serait plutôt le propre des écrivains hommes et une élégance, une tendresse, qui sortent des phrases et qui seraient plutôt typiques des auteurs femmes…
Rose-Marie François:
- Voilà une question que l’on me pose souvent et je n’arrive pas à me prononcer. Ce qui est certain, c’est que nous avons les deux en nous et c’est la culture, probablement bien plus que la nature, qui nous a imposé les rôles. En français, nous avons perdu le mot pour désigner les humains mâles, le mot « homme » sert au départ à désigner l’être humain, mâle et femelle. Une tradition fascisante nous a appris: « Un homme ne pleure pas ! ». Eh bien, dans l’Iliade, Homère nous montre des héros, des guerriers, qui pleurent d’avoir perdu une bataille… Quand j’étais petite, si je sifflais on me disait : « Non, ne siffle pas, quand les petites filles sifflent, la Sainte Vierge pleure ». Et ma mère se lamentait, parce que j’ai été ce qu’on appelle

en picard « djambot falu » (garçon manqué) : je ne me coiffais pas, je ne prenais pas de sac à main, je fourrais tout dans les poches de mon duffle-coat et depuis toujours, je grimpais aux arbres, j’adorais grimper aux arbres… Un jour, j’ai éprouvé une sorte d’ivresse, quelque chose de très fort, à la cime d’un peuplier; en y repensant plusieurs dizaines d’années plus tard, j’ai compris que cette sensation, là-haut, dans les branches ployées par le vent, c’était pareil à un orgasme… Oui, c’était un orgasme… dans les hautes branches d’un peuplier – c’était déjà l’envol…
- Je pense à la sublimation au sens psychanalytique, est-ce que l’acte créateur est une sublimation selon toi ?
Oui, dans La Saga d’ Îchanâs je cite Thomas Owen que j’avais entendu dire à Mons dans les années 80 : « Sans mes polars, je crois que j’aurais tué, je serais devenu un tueur en série ». C’est un exemple de sublimation. Moi, je dis : « Les doigts tachés d’encre ou de pomme j’écris des crimes d’amours folles… » Il serait devenu un tueur en série, moi je serais devenue… une amoureuse en série. Au lieu de faire l’amour à tort et à travers, je dis et j’écris des poèmes. Dans ce sens-là, on peut parler de sublimation.
D’ailleurs, en ancien français, dans la langue des poètes courtois, « faire l’amour à une dame » voulait dire « lui parler d’amour ». C’est beau, non ?