Thursday, August 21, 2008

Serge Bédère:« Une part de la violence est inhérente à l’enseignement »

Serge Bédère est docteur en psychologie, professeur à l’Université et psychanalyste. Il travaille dans un hôpital psychiatrique et dans son cabinet privé à Bordeaux. Il y a 20 ans, il a participé à la mise en place du premier en France lieu d’accueil “Enfants-Parents” dans le cadre de séparation du divorce conflictuel. Géré par une petite association discrète, ce lieu accueille 50-60 familles par samedi, pour des rencontres réglementées par une ordonnance d’un juge. Ainsi pour quelques heures ou pendant toute la journée, les enfants y viennent voir le parent avec lequel ils ne vivent pas, duquel ils sont séparés (notons, de plus en plus fréquemment – c’est la mère) ou bien - voir ses grands-parents. Suivant le modèle de ce premier lieu, co-fondé par d-r Bédère , on a créé en France à peu près 80 structures pareilles.
Puisque un tel lieu “Enfants- Parents” fonctionne inévitablement dans des conditions conflictuelles, nous avons demandé à M. Bédère de commenter le problème de l’agression des enfants. Et nous avons appris, que quoique différentes, les sociétés bulgares et françaises ont des caractéristiques communes.

L’agressivité des enfants existe, mais je pense qu’elle a toujours existé. Ce qui est compliqué, c’est que si on en fait quelque chose qu’il faudrait gérer, si on la fait exister comme préoccupation de la part des adultes, alors on va avoir beaucoup plus de travail, c.à.d que ça existe dans la mesure où on la fait exister dans un discours ou on essaie de la gérer. Le piège, si on veut la gérer, c’est qu’on va se fixer là-dessus et qu’on va faire une entreprise à gérer la violence.
Je crois que ce qui est important par rapport à ce problème, c’est de restaurer, d’essayer de restaurer en tout cas une parole entre la communauté d’adultes et je pense que cette parole-là a un effet sur la violence que les enfants peuvent produire ou pas. Mon expérience dans ce lieu de rencontres, dont je viens vous parler (qui est un lieu lié à la violence, parce qu’il y a beaucoup de conflits et il y a 15 ans, on avait d’avantages d’épisodes violents, c.à.d. – des passages à l’acte et parfois on faisait intervenir la police), donc mon expérience dans ce lieu montre que depuis qu’on a renforcé le fait de beaucoup se parler entre nous, on reçoit plus de monde, mais il y a beaucoup moins de violence et de situations d’angoisse. Et je pense que la violence dépend beaucoup du climat et que si on arrive à donner un climat d’accueil qui est travaillé entre adultes, qui vraiment se parlent, qui se demandent pourquoi ils sont impliqués dans tout ce qui se passe, je pense qu’alors on peut faire moins exister la violence.
D’autre part je trouve que particulièrement chez nous, en 30 ans, la hiérarchie sociale s’est pas mal dégradée et s’est beaucoup empoisonnée. Il y a 3 décennies, par exemple, un instituteur qui en sortant d’école voyait sur place deux enfants en train de se taper là-dessus, il ne se demandait pas s’il était de service ou pas, s’il était dans ses heures de travail ou pas, il allait les empoigner, il les séparerait et il leur en reparlerait le lendemain. Actuellement, les choses se sont tellement compliquées, que les enseignants seraient en train de dire : « C’est pas dans notre devoir d’école, je ne suis pas dans mes heures de travail, je ne peux pas en parler. »
Je pense qu’il y a aussi une violence qui n’est pas assumée, qui est une violence inhérente aux apprentissages. Je pense qu’apprendre à lire, à écrire – c’est violent. Je pense qu’il y a une part de violence qui est propre de l’enseignement, à l’enseignement, en général – et que quand on apprend à lire, à écrire, on se confronte à des règles, à une certaine impuissance. Et il y a des enfants qui ont toujours pleuré en apprenant une étape d’une explication, parce qu’ils étaient certains qu’ils n’allaient pas y arriver, qu’ils n’y arriveraient jamais, que c’est trop compliqué. Et je pense qu’on ne peut pas édulcorer cette violence-là, elle existe. Et il ne s’agit pas de la renforcer, d’être sadique, mais je trouve que plutôt que de vouloir toujours trouver des méthodes qui vont permettre de tout transformer en jeu, de tout dévier, on peut avoir une attitude du fond plus tranchée, en disant aux enfants : « Oui, c’est difficile, mais on ne va pas te laisser tout seul avec cette difficulté, on va t’accompagner, et puis – tu sais, ce qui savent aujourd’hui, quand ils étaient petits, ils ne savaient pas, non plus, mais ils ont appris, par la suite. » Et je crois que c’est un vecteur de transmission, qui permetterait vite d’assumer la part de violence qui est inévitable quand on apprend quelque chose. Il y a 30 ans, les gens qui sortaient de l’école, savaient tous écrire très bien, savaient orthographier les choses de façon très bien. Actuellement, à travers toutes les réformes que notre système d’éducation a subies, elle produit des enfants qui à l’Université sont incapables d’écrire sans faire des fautes. Il y a un problème, évidemment. Et tout le monde est malheureux – les enfants se sentent trahis par une communauté d’adultes, puisqu’on leur présente des choses sous forme de jeux, sous forme ludique, et à un moment donné on leur dit : « Ça va, on ne va plus vous accompagner ! » Je pense que ça crée de violence et qu’ on a des enseignants qui de leur côté se sont découragés, qui sont déprimés et malheureux, parce qu’ils ont l’impression de dépenser beaucoup d’énergie qui ne sert à rien, s’ils n’arrivent pas au bout de 5-6 ans à apprendre à lire et à écrire aux enfants sans qu’ils fassent des fautes. Donc tout le monde souffre et je pense qu’il y a une violence générée par ça.
On ne peut pas oublier le facteur social, non plus. La France est un pays très attaqué par le chômage, aussi. Autrefois, quand les enfants travaillaient à l’école, ils étaient sûrs d’avoir un métier, même – simplement pour pouvoir gagner leur vie. Actuellement, ils ont tous l’expérience d’avoir des grands frères et des grandes sœurs qui ne trouvent pas d’emploi, des parents qui sont au chômage depuis 5-6 ans. Et beaucoup d’enfants se révoltent contre la parole des adultes, en disant : « On ne peut plus vous faire confiance ! » Et il y a un travail de parole à remanier, une parole très responsable plutôt, qu’une absence de parole. Il faut parler avec les enfants sans leur épargner les difficultés des adultes, sans laisser passer...
Et puis - je ne vois pas pourquoi une communauté d’adultes n’arriverait pas à tenir à bout d’une communauté d’enfants, en leur disant, à certains moments : « Vous êtes des enfants, on vous respecte, mais voilà – il y a des règles, des limites, c’est comme ça, pas autrement, et si vous les franchissez, on ne va pas être d’accord. » Et je crois que ça sécurise les enfants, parce qu’ils ont besoin de pouvoir trouver des repères tranquilles et d’être accompagnés de façon tranquille par des adultes responsables. Sinon, ils tombent dans une position d’insécurité, ils ont beaucoup de mal à retrouver les repères et ça les précipite dans des conduites violentes.

PS Le texte est publié dans le magazine féminin « Béla »