Sunday, October 31, 2010


Françoise Wuilmart, traductrice littéraire, directrice du CTLS et du CETL, Belgique, professeur émérite de l’ISTI, Bruxelles:



Le traducteur n’est pas un traître, mais la traduction est forcément une traîtrise
Carte de visite : Françoise Wuilmart est belge, germaniste de formation. Elle a consacré 40 ans à la traduction et a travaillé pour de grandes Maisons d’Édition françaises et belges, telles que Gallimard, Flammarion, Actes Sud, La Différence, Labor. Ses traductions du philosophe allemand Ernst Bloch et de l’écrivain et essayiste autrichien Jean Améry (nom véritable : Hans Mayer) ont été couronnées de trois prix : Le prix « Ernst Bloch » en 1991, le Prix européen de la meilleure traduction littéraire « Aristeïon » en 1993, et le Prix « Gérard de Nerval » décerné par la SGDL (Société des gens de Lettres) en 1996. Soucieuse de la transmission de l’art de la traduction, Françoise a créé et dirige en Belgique deux institutions importantes : le Centre Européen de traduction littéraire (cycle de formation pratique en deux ans, animé par les meilleurs professionnels) et le Collège Européen des traducteurs littéraires. Situé à Seneffe (petite ville à une demi-heure de Bruxelles), il ouvre ses portes deux fois l’an à des traducteurs venus du monde entier pour y travailler sur des textes d’auteurs belges de langue française, découvrir les nouveautés de cette littérature, rencontrer « leurs » auteurs, communiquer entre eux et s’adonner à… l’épicuréisme. Car, bien qu’il soit conçu sur un modèle similaire à celui des onze autres collèges européens de la traduction, « le belge » a les avantages d’ajouter à l’hédonisme intellectuel une délectation raffinée des sens : situé dans le domaine d’un château du XVIIIe siècle, il est aussi organisé autour de la table desservie par le chef-cuisinier Claude Pohlig qui fait précéder chaque service d’un poème culinaire qu’il vient d’improviser. Et, autant que je sache (du moins à en croire mes informateurs), il est le meilleur cuisinier (parmi les poètes) et le meilleur poète (parmi les cuisiniers, mais pas seulement, on comprendra bientôt pourquoi). Et last, but not least, le travail du Collège se déroule sous l’égide de la remarquable Françoise Wuilmart, que la confrérie des traducteurs a péremptoirement appelée « Mère supérieure ». (Ajoutons, quand même, qu’à part
« supérieure », Françoise est « simplement » mère : d’un fils psychologue et d’une fille médecin).
- Françoise, pourrais-tu nous présenter brièvement la littérature belge francophone, relativement peu connue chez nous ?
- La littérature belge de langue française est assez jeune, parce que la Belgique est jeune, elle date de 1830. Ses caractéristiques en quelques mots : il y a, parmi les auteurs belges de langue française, beaucoup de Flamands et c’est une spécificité, parce qu’ils écrivent en français, tandis que l’esprit du livre et l’atmosphère restent ceux de la Flandre (je pense à Georges Rodenbach, à Guy Vaes… Charles Bertin situe aussi bon nombre de ses romans en Flandre). Trois tendances caractérisent la littérature belge : le surréalisme (avec des auteurs comme Paul Nougé, André Baillon, Henri Michaux), le symbolisme (avec Maeterlinck, lauréat du prix Nobel en 1911, Emile Verhaeren, notre Victor Hugo) et aussi le fantastique (Thomas Owen, Jean-Baptiste Baronian et d’autres). En gros, surréalisme, fantastique et symbolisme composent « l’âme » de la littérature belge. C’est une littérature très riche et nous avons quantité d’auteurs contemporains qui se sont vu décerner des prix en France : François Weyergans a eu le prix Goncourt en 2005, Pierre Mertens, Jacqueline Harpman et Jean-Philippe Toussaint sont des lauréats du prix Médicis, respectivement en 1987, 1996 et 2005. Nous avons une littérature de qualité et les critiques français sont les premiers à le reconnaître. Des auteurs comme Caroline Lamarche, Werner Lambersy, André Marcel Adamek, François Emmanuel ont une écriture plastique d’une grande profondeur et publient chez des éditeurs français renommés. Nous avons aussi Amélie Nothomb, véritable auteur à succès, sans oublier ce fameux Liégeois, Georges Simenon, qui a écrit ses « Maigret » et à côté… ses vrais romans, « durs », comme il aimait les appeler … Sans oublier Christian Dotremont, Guy Goffette, Liliane Wouters, William Cliff : autres grandes figures qui appartiennent à la littérature belge francophone.
- Le goût pour le fantastique que tu mentionnes, c’est un trait de l’âme belge ou cela provient de votre folklore ?
- Je ne crois pas que cela vienne du folklore, mais il y a très certainement une âme belge. On peut dire que nous, les Belges, sommes surréalistes au quotidien, c’est fou ce qu’il peut arriver de choses surréalistes et fantastiques en Belgique. Le réalisme magique est aussi très belge, il se manifeste également en Flandre d’ailleurs, avec Johan Daisne par exemple, qui est un maître du genre. Donc, il est bien vrai que toutes ces tendances sont bien présentes au départ dans l’âme et le vécu belges. Nous sommes donc tout naturellement très attirés par ce genre de littérature, un peu comme les Anglais sont attirés par les romans gothiques. Dans nos contes populaires il y a beaucoup de fantastique, mais peut-être les contes populaires allemands ont-ils quelque chose de tout aussi fantastique, bien sûr, quoique le fantastique ici soit d’une autre nature.
Et nous avons également le sens de l’autodérision : le Belge ne se prend jamais au sérieux. Chez nous il y a très peu d’égos qui se prennent pour de grands personnages, nous aimons rire de nous-mêmes.
- Et l’histoire du Collège que tu diriges depuis 14 ans est pas mal colorée d’anecdotes…
- Et oui, ici, parfois des relations amoureuses se nouent, comme dans les autres collèges d’ailleurs, ce qui me semble tout à fait normal… Il y avait, par exemple, ce traducteur allemand tombé amoureux d’une traductrice italienne mais qui préférait le cacher. Or un jour je reçois un coup de fil des gardiens de la salle de contrôle qui surveillent par caméra tout le domaine et qui me disent : « Mme Wuilmart, vous pouvez dire à vos traducteurs qu’ils peuvent rentrer dans le collège par les portes au lieu de passer par les fenêtres. » Explication : ils avaient vu le traducteur allemand, soucieux de discrétion, pénétrer dans la chambre de l’Italienne par une fenêtre donnant sur le parc…
Des anecdotes amusantes il y en a chaque année. Mais surtout des expériences très intéressantes. Ainsi avons-nous reçu ici, comme on le fait souvent, un auteur en résidence avec ses traducteurs. En l’occurrence : Jean-Philippe Toussaint et ses dix traducteurs issus de pays les plus divers. Pendant deux semaines ils se sont réunis de deux à trois heures par jour et tous posaient leurs questions à l’auteur. Entendre les questions des uns et des autres était très bénéfique pour tous : les questionnements du Chinois n’étaient pas les mêmes que ceux de la Hollandaise, car les questions portaient sur des détails culturels.
Autre anecdote : à la fin de la session nous avons eu l’idée de demander aux traducteurs d’écrire un texte d’une page, qui réunirait tous les titres de romans de Toussaint, titres qui sont très typés, très concrets : « La salle de bain », « L’appareil photo », « Fuir », « Faire l’amour », «Monsieur », « La télévision », « La Réticence » etc. Le résultat ne devait surtout pas être artificiel, du style de : « Je suis rentré dans la salle de bain pour prendre l’appareil photo avant de fuir pour aller faire l’amour » etc., ce qui aurait été une solution simpliste et trop évidente. Il fallait que les titres soient intégrés de manière plus discrète dans une narration élaborée. Nos textes seraient tous anonymes pour être présentés au jury composé de l’auteur lui-même et de Jean-Luc Outers (auteur belge, Directeur du Service de la Promotion des Lettres au ministère de la Culture de la Communauté Française de Belgique).
Le jury a lu les textes, les a classés par ordre de préférence et m’a finalement tendu le «meilleur » pour que je le lise au public des résidents présents. Vint bien sûr la question : « Qui est l’heureux auteur du texte primé? » C’était celui de Claude, notre cuisinier ! Quant à moi, j’occupais quand même la deuxième place, après notre chef coq !
- Penses-tu que la traduction peut être
« masculine » ou « féminine », est-ce que quelqu’un qui n’a pas de sens d’humour peut traduire de l’humour ?
- Ce sont deux questions fondamentales. J’ai d’ailleurs écrit un long article et fait une conférence sur le premier sujet à Paris, lors d’un colloque qui s’est tenu à la Sorbonne. En gros : cette histoire d’écriture masculine et féminine fait rire certaines personnes qui ne font pas de distinction. L’écriture artistique est asexuée, disent-ils. Je ne partage pas leur opinion. Pour moi, c’est avant tout une question d’imaginaire, d’imaginaire masculin, et d’imaginaire féminin. Et je crois que l’imaginaire féminin est très différent de l’imaginaire masculin. Alors : est-ce que une femme peut traduire un homme et vice-versa ? Voici ma théorie et voici comment cela fonctionne chez moi, qui pendant toute ma carrière ai traduit surtout des hommes. Il s’agit grosso modo d’une relation triangulaire : c’est ma part féminine qui est toujours séduite par la voix masculine. Ernst Bloch avait une voix prophétique d’homme, et une écriture puissante, c’était un prophète… Jean Améry, juif autrichien qui est passé par les camps de concentration, était très amer et habité de ressentiments, mais son écriture demeurait forte et virulente, j’ai donc été séduite – moi, la femme – par cette voix masculine. Mais quand il s’agissait de reproduire leur écriture à l’un et à l’autre, c’était ma part masculine qui se mettait à l’œuvre. En effet nous sommes tous bi-dosés masculin / féminin, et dans ce cas-ci c’était donc la part masculine de la traductrice qui était capable de restituer le style masculin.
Puis, un jour j’ai dû traduire « Une femme à Berlin », l’auteur, anonyme, était une femme, et je me suis demandé ce que cela donnerait, pour moi qui n’avais jamais traduit d’écrivaines auparavant. Et en effet, l’approche était complètement différente : je n’étais plus du tout séduite « érotiquement » par l’écriture, au sens large et presque noble du terme, il y avait plutôt de la connivence, une sorte d’amitié qui entrait en jeu, car je me reconnaissais dans cette femme. Quant à la seconde question : quelqu’un qui n’a pas le sens de l’humour, qui est fondamentalement « sérieux », peut-il traduire l’humour ? Je crois qu’on ne peut bien traduire que ce que l’on ressent en profondeur. Pour moi le principe, c’est l’empathie, qui revient à être sur la même longueur d’ondes au niveau du langage et de l’expression artistique que l’auteur. Ce qui vaut également pour la restitution de l’humour. Il faut une bonne dose d’empathie pour qu’une traduction « sonne vrai », et cette relation entre l’auteur et le traducteur est une dimension très subtile. Je ne peux pas traduire n’importe qui. Il faut que je ressente et que j’aime le texte. Mais tout le monde ne partage pas cet avis.
- Et ton opinion sur « l’intraduisibilité » du texte, ce fameux
« traduttore-traditore » ?
- La traduction est sans aucun doute un acte de traîtrise mais le traducteur n’est pas un traître. Quand je traduis d’une langue tellement différente du français, qu’est l’allemand, je dois faire passer tous les éléments culturels allemands qui se décantent dans la langue, en français. Et le français n’a pas les outils pour ce faire. Le français est comparable ici à un autre instrument. C’est comme si l’on jouait au violon une partition écrite pour le piano. Au violon la mélodie aura une autre sonorité, une autre allure et provoquera un autre effet, ce sera en quelque sorte une « trahison », mais le violoniste ne sera pas un traître. Il n’y est pour rien. Imaginons un poème de Federico Garcia Lorca … traduit en danois. Toute la sémantique du poème passe aussi par les sons, les phonèmes, la mélodie stylistique. On comprend donc que beaucoup d’éléments soient appelés à disparaître dans la transposition : c’est toute « l’âme » espagnole qui se verra gommée au profit des sons danois qui évoqueront plutôt le Danemark, autrement dit : une autre mentalité, et carrément une autre « vision du monde ». Nous avons donc bien affaire à un acte de trahison. Mais une fois encore, le traducteur n’y est pour rien, puisqu’il était contraint et forcé de recourir au matériau danois.
- Mais tu dis toujours avoir trouvé des moyens de traduire les jeux de mots…
- Oui, il y a toujours des solutions. En quarante ans de carrière, j’ai été confrontée à beaucoup de jeux de mots, mais il n’y en a pas un pour lequel je n’aie trouvé de solution, qu’il s’agisse d’équivalents, ou de correspondants, qui recréeront le même effet avec d’autres mots… Jean-Améry a écrit un roman intitulé : « Lefeu ou la démolition », qui a recours à des jeux de mots du début à la fin. C’est d’ailleurs un roman sur le langage, sur la relation entre « les mots et les choses », et il passait pour être intraduisible. J’y ai donc beaucoup travaillé et j’ai pu trouver des solutions diverses dans chaque cas précis. Le roman traduit en français a reçu un prix, sans doute parce qu’on l’avait toujours cru intraduisible et qu’il avait été traduit, avec un certain succès. Je voudrais tout de même citer ici l’exemple de la plus belle erreur de toute ma carrière de traductrice : à la fin de ce même livre, le héros, un peintre (Lefeu), a rendez-vous dans un café connu à Paris où il arrive avec son dernier tableau sous le bras et à la main … un bidon d’essence. Pourquoi ? Parce qu’il veut mettre le feu à sa mansarde d’où on veut le chasser. Quand l’acquéreur du tableau arrive au rendez-vous, le peintre lui dit : « Seien Sie mein Peter Gast » (« Soyez mon invité », en allemand, autrement dit : je vous offre la tournée), mais il met « Peter » devant Gast… Littéralement : Soyez mon invité Pierre. Difficile à comprendre de prime abord. Je cherche du côté de toutes les expressions allemandes qui contiennent le prénom « Peter », ne trouve rien de satisfaisant, questionne même des germanophones, mais sans succès… Et soudain j’ai une « illumination » : notre héros va mettre le feu à sa mansarde, ce qui peut évoquer l’histoire de Don Juan avec le banquet final où surgit Le Convive de Pierre, la statue du Commandeur qui s’avance, après quoi Don Juan tombe dans les flammes. J’ai donc pensé que Peter pouvait être une allusion à petra, en latin : la pierre, et j'ai traduit par: « Soyez mon convive de Pierre ». Pour moi c’était lumineux. Le livre paraît en 1995 mais deux ans plus tard, j’ai accès à Internet et comme le livre devait être réédité, et que j’étais appelée à le relire attentivement, je me repenche sur le problème du Peter Gast et interroge Google … et j’y découvre un « Peter Gast », pseudonyme du compositeur allemand Heinrich Köselitz, grand ami de Friedrich Nietzsche, qu’Améry cite d’ailleurs abondamment dans son roman. Peter Gast était donc simplement un nom propre, un pseudonyme, j’avais donc cherché midi à quatorze heures, alors qu’il fallait simplement traduire par : « Soyez mon Peter Gast », en ajoutant peut-être une note de traducteur « Grand ami de Nietzsche »… Ce fut là ma plus belle erreur, parce que mon point de vue se justifiait entièrement. Connaissant Améry, ce grand érudit, j’ai osé espérer qu’en appelant son hôte Peter Gast, il avait peut-être pensé à l’épisode de Don Juan aussi, et qu’il aurait été satisfait de ma plus belle erreur de traductrice…

PS (Une variante de) ce texte a été publié(e) dans la presse bulgare